Capitaliser oui, mais pas n’importe comment :
La Cour de cassation réaffirme sa jurisprudence en matière d’abus de majorité. (Commentaires sous CIV III 6 avril 2022 numéro 21–13. 287 – inédit)
Par un arrêt récent du 6 avril 2022 (N° 21–13. 287) la 3e chambre civile de la Cour de cassation réaffirme sa jurisprudence traditionnelle relative à l’équilibre – toujours fragile –devant exister entre associés majoritaires et minoritaires.
En l’espèce, une société civile avait conclu un bail à construction avec une société d’exploitation d’un parc aquatique. Particularité : l’exploitant du Parc– le preneur –était également l’associé majoritaire et le gérant de la société bailleresse. Arguant de ce que la SCI devait réaliser de nombreux travaux d’infrastructure (voirie, sécurisations anti inondations, etc.…) sur le fondement de son obligation de délivrance conforme (article 1720 du Code civil) l’associé majoritaire, à l’occasion des assemblées générales de 2014 à 2019, refusait de distribuer une part non négligeable des bénéfices de la SCI, portant les sommes retenues en « report à nouveau » et « autre réserves ».
Saisi de cette difficulté, la cour d’appel D’AIX-EN-PROVENCE, réformant le jugement du TGI de DRAGUIGNAN, déclarait nulles sur le fondement de l’abus de majorité les délibérations concernées par arrêt du 14 janvier 2021 (cour d’appel d’Aix-en-Provence–chambre 3–4–N° RG 17/19 859) et ordonnait la distribution de 60 % des comptes de réserve.
Le pourvoi interjeté par l’associé majoritaire était fondé sur deux séries de moyens :
- les premiers, relatif aux obligations réciproques entre locataires et bailleurs. Selon le locataire, la cour d’appel aurait dénaturé le bail à construction conclu et la Loi en estimant que les travaux étaient à sa charge plutôt qu’à celle du bailleur.
- Les seconds, sur les contours de l’abus de majorité, l’associé majoritaire reprochant au magistrat aixois de n’avoir pas caractérisé l’atteinte à l’intérêt social.
Ces deux séries de moyens sont rejetées par la Cour de cassation.
- D’abord en ce que la haute juridiction, sur le constat des termes spécifiques du bail à construction (lequel, compte tenu de sa nature, implique que le preneur réalise sur le terrain loué toutes les constructions et travaux nécessaires l’exercice de son activité). Ensuite, en ce que reprenant à son compte les constatations des juges du fond, la Cour de cassation relevait que le locataire ne justifiait pas de l’exécution des travaux allégués dont elle prétendait pourtant la réalisation indispensable…
- par ailleurs, au double motif que le fait de faire supporter à la SCI bailleresse une charge incombant contractuellement au preneur (associé majoritaire de la SCI) est bien contraire à l’intérêt social, de même que le fait « de conserver des réserves à hauteur de 8 fois le bénéfice annuel est de 24 fois le capital social ».
L’abus de majorité est donc bien ici constitué.
Cette solution n’est pas nouvelle.
Sur le fondement de l’article 1382 du code civil (ici applicable à la cause), doivent être frappées de nullité les résolutions « prises contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment de la minorité » (Cass. Com., 18 avril 1961 ; Cass. Com., 04 octobre 2011).
Comme l’a en effet justement noté M. GUYON à propos des assemblées d’actionnaires : « si elles peuvent statuer dans tous les cas à la majorité, et si leurs décisions s’imposent aux minoritaires, encore faut-il que les résolutions votées ne soient pas entachées de fraude ou d’abus. En d’autres termes, le pouvoir de décision qui appartient à la majorité lui est conféré, non dans son intérêt personnel, mais afin de réaliser l’intérêt social » (cité dans Lamy, Sociétés commerciales, 2013, 2729, p. 1309).
Le droit de vote est un « droit-fonction » que le majoritaire, qui de fait contrôle l’action de la personne morale, ne peut exercer qu’en vue de satisfaire l’intérêt de cette dernière : En l’exerçant dans son intérêt exclusif et sans aucun intérêt collectif, le majoritaire détourne son pouvoir et s’expose à la censure des tribunaux.
La Cour de cassation l’avait déjà retenu s’agissant d’une capitalisation jusqu’à 22 fois le capital social « sans que cette mise en réserve n’ait eu aucun effet sur la politique d’investissement de l’entreprise ». (COM–3 juin 2003 N°00–14. 386 ;COM –4 novembre 2020N° 18–20. 409).
L’abus de majorité doit, pour être retenu, être constitué de deux éléments distincts :
- une décision contraire à l’intérêt général de la société (ex. : CIV III –10 avril 1991 – N° 89–16. 152)
- une décision favorisant le majoritaire au détriment des minoritaires, ce qui en l’espèce était incontestablement le cas puisque que l’absence de reversement des bénéfices annuels était allégué par le majoritaire pour lui permettre de faire supporter à la SCI (donc aux minoritaires) une charge due par lui-même.
Cet arrêt est donc une confirmation de la jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation. Ce n’est pas la capitalisation elle-même qui est ici en cause, mais sa déconnexion avec l’intérêt social et cette recherche constante de l’équilibre entre associés majoritaires et minoritaires autour d’un axe fondamental : l’intérêt de la société, lequel ne se confondra jamais avec l’intérêt personnel d’un associé, fut-il majoritaire….
Emmanuel BONNEMAIN